NOTE: À l'occasion de la canonisation du pape Jean XXIII j'ai pensé partager avec vous la pensée sociale de ce pape dont nous avons peu entendu parler. Lors de son bref pontificat il trouva le temps de publier deux encycliques portant sur les grands problèmes sociaux, politiques et économiques du débat des années 1960. Je vous livre de larges extraits de ces deux documents qui trouvent encore toute leur actualité pour les temps que nous vivons. Je le ferai en deux parties, d'abord avec Mater et Magistra, puis avec Pacem in Terris.
MATER ET MAGISTRA (15 mai 1961)
Nous connaissons le pape Jean
XXIII surtout pour sa bonté, sa jovialité et de façon toute spéciale pour sa
grande initiative d’ouvrir l’Église au monde en convoquant le Concile Vatican
II. Parler de Jean XXIII, c’est parler inévitablement de ce grand événement que
fut ce Concile dans l’histoire contemporaine de l’Église.
Ce que nous connaissons moins ce sont les deux magnifiques encycliques
au sujet desquelles ses successeurs se sont fait plutôt discrets. Elles sont pourtant
l’expression de la pensée profonde de l’Église sur l’importance de l’organisation sociale des peuples et des communautés
humaines pour assurer tout autant les libertés fondamentales des personnes
que les exigences du bien commun. Tous les acteurs de la vie sociale,
économique et politique doivent être mis à contribution dans cette
socialisation inévitable de la communauté humaine.
L’intervention de l’Église répond tout autant aux impératifs
évangéliques qu’aux grands problèmes politiques, économiques et sociaux que
vivent les peuples et les nations. MATER ET MAGISTRA et PACEM IN TERRIS, se
veulent une contribution qui permette aux hommes et aux femmes de bonne volonté
d’être les artisans d’une humanité toujours plus juste, plus créative, plus
libre et plus humaine.
La réflexion de Jean XXIII part de la pensée déjà exprimée par ses
prédécesseurs, particulièrement celles de Léon
XIII, de Pie XI et de Pie XII. Il en relève les points les plus importants,
pour mieux les réactualiser pour les
années 1960.
Lorsque le pape Léon XIII publia,
le 15 mai 1891, son encyclique Rerum
Novarum, la conception la plus répandue du monde économique d’alors
reposait sur la loi de la libre
concurrence illimitée. L'intérêt du capital, le prix des biens et services, le profit et le
salaire étaient exclusivement et automatiquement déterminés par les lois du marché. L’État devait s’abstenir de toute intervention dans le domaine
économique. (11)
Cette loi du marché ouvrait toute grande les portes aux plus forts qui
arrivaient vite à s’imposer aux plus faibles et à occuper tout l’espace de
cette libre concurrence, étant parvenus à en contrôler toutes les ficelles. (12)
C’est dans ce contexte, rappelle
Jean XXIII, que Léon XIII a pris l’initiative d’une intervention ecclésiale importante
dans les secteurs économiques et sociaux pour
dénoncer cette prise de contrôle absolu de cette loi du marché et pour y
promouvoir une intervention mesurée de l’État en vue d’assurer le bien commun
de la société. (15)
« L'Etat,
dont la raison d'être est la réalisation du bien commun dans l'ordre
temporel, ne peut rester absent du monde
économique ; il doit être présent pour y promouvoir avec opportunité la
production d'une quantité suffisante de biens matériels, « dont l'usage est nécessaire à l'exercice de la vertu » et pour protéger les droits de tous les
citoyens, surtout des plus faibles, comme les ouvriers, les femmes et les
enfants. C'est également son devoir inflexible de contribuer activement à
l'amélioration des conditions de vie des ouvriers. » (20)
Pie XI, dans son encyclique Quadragésimo
Anno, publié le 15 mais 1931, n’est pas sans réaliser, rappelle Jean XIII,
que la libre concurrence, en vertu
d'une logique interne, avait fini par se détruire elle-même ou presque ; elle avait conduit à une grande
concentration de la richesse et à l'accumulation d'un pouvoir économique énorme
entre les mains de quelques hommes, « qui d'ordinaire ne sont pas les
propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants d'un capital qu'ils
administrent à leur gré. «(35)
Aussi, observe
justement le Souverain Pontife, « à la liberté du marché a succédé une
dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de
dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable,
cruelle » ; d’où résultent l’asservissement
des pouvoirs publics aux intérêts des puissants et la dictature internationale
de l’argent. (36)
Ce constat conduit au rejet
absolu, comme
règle suprême des activités et des
institutions du monde économique, soit l’intérêt
individuel ou d’un groupe, soit la
libre concurrence, soit l’hégémonie économique, soit le prestige ou la puissance de la nation,
soit d’autres normes du même genre. (38)
À ce constat, le pape Pie XI propose la création d’un ordre, juridique,
national et international, doté d’institutions stables, publiques et privées,
qui s'inspire de la justice sociale et auquel doit se conformer l'économie ;
ainsi les facteurs économiques auront moins de difficultés à s'exercer en
harmonie avec les exigences de la justice dans le cadre du bien commun. (40
Quant à Pie XII, le 1er juin 1941, en la fête de
la Pentecôte, il transmet un message radiophonique dans lequel il affirme que le droit qu’a tout homme d’user des biens pour son entretien est
prioritaire par rapport à tout autre droit de nature économique y incluant
le droit de propriété. Si le droit de propriété des biens est également un
droit naturel, il ne saurait s’imposer
comme un absolu. Il est délimité de manière à ne pas mettre obstacle à « l'imprescriptible exigence que les biens,
créés par Dieu pour tous les hommes, soient équitablement à la disposition de
tous, selon les principes de la justice et de la charité ». (42)
C’est sur ces bases que le pape Jean XXIII poursuit le développement de
la pensée sociale de l’Église.
Initiative personnelle et
intervention des pouvoirs publics en matière économique
Pour les raisons déjà données par
Nos Prédécesseurs, l’intervention du pouvoir civil est, elle aussi, nécessaire
pour promouvoir un juste accroissement de la production, en vue du progrès
social et au bénéfice de tous les citoyens.(52)
L’objet naturel de toute intervention
en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les
détruire et de les absorber. » (53)
C’est pourquoi l’on demande avec
insistance aux pouvoirs publics, responsables du bien commun, d’exercer dans le
domaine économique une action plus variée, plus vaste et mieux ordonnée
qu’autrefois, et d’adapter à cette fin leurs institutions, leurs organes, leurs
moyens et leurs méthodes. (54)
Du reste, l’histoire même montre
toujours plus clairement que la vie sociale ne peut être prospère et bien
ordonnée que si les personnes privées et les pouvoirs publics conjuguent leurs
efforts. Ils doivent agir de concert ; et leurs tâches respectives doivent
répondre le plus exactement possible aux exigences du bien commun, selon les circonstances
particulières aux diverses époques et aux diverses coutumes. (56)
La socialisation et amplitude du
phénomène.
À n’en pas douter, un tel progrès de
la socialisation comporte bien des avantages et rend beaucoup de services. Elle
permet de satisfaire, surtout dans le domaine économique et social, un grand
nombre de droits de la personne humaine, entre autres ceux qui concernent les
moyens d’existence, les soins médicaux, la diffusion et le progrès d’une
culture de base, la formation professionnelle, le logement, le travail, un
repos convenable et de sains loisirs. En outre, grâce à la meilleure
organisation des moyens modernes de diffusion de la pensée, – presse, cinéma,
radio, télévision, – il est possible, en tout lieu du monde, d’assister, pour
ainsi dire en personne, aux événements mondiaux, si éloignés soient-ils. (61).
À cette fin les responsables
politiques doivent avoir une claire notion du bien commun, c’est-à-dire de
l’ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux
et plus facilement son plein épanouissement. Nous estimons, en outre,
nécessaire que les corps intermédiaires et les diverses organisations par où se
réalise surtout la socialisation jouissent d’une réelle autonomie et
poursuivent leurs objectifs dans la concorde et au bénéfice du bien commun. Il
n’est pas moins indispensable que ces sociétés aient la forme et la nature
d’authentiques communautés ; elles n’y réussiront que si elles traitent
toujours leurs membres en personnes humaines et les font participer à leurs
activités. (65)
Si la socialisation se
réalise conformément à ces règles et à la loi morale, elle ne comportera aucun
risque grave ou charge excessive pour les citoyens. On peut espérer, au
contraire, qu’elle permettra l’épanouissement des qualités naturelles de
l’homme et contribuera à créer une harmonieuse communauté humaine,
indispensable, comme le rappelait Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno, pour satisfaire
pleinement aux droits et devoirs de la vie sociale. (67)
Mais c’est aussi un fait qu’en
plusieurs de ces pays, face à la misère extrême de la multitude, s’étalent au
grand jour, insultant au sort des pauvres, le luxe et les dépenses somptuaires
d’une poignée de privilégiés ; également, en plus d’un endroit, les hommes
sont astreints à des tâches humaines pour permettre à l’économie nationale
d’atteindre de hauts niveaux dans des délais très brefs, incompatibles avec le
respect des règles de la justice et de l’équité ; ailleurs enfin une part
importante du revenu est consacrée à une politique démesurée de prestige
national et des sommes énormes sont dépensées en armements. (69)
De plus, dans les pays
économiquement développés, il n’est pas rare que des rétributions
considérables, très élevées même, soient accordées pour des prestations de peu
d’intérêt ou de valeur discutable, tandis que pour un travail assidu et
productif, des catégories entières de citoyens honnêtes et laborieux ne
perçoivent qu’un salaire trop faible, insuffisant pour leurs besoins, et, en
tout état de cause, inférieur à la justice, eu égard à leur apport au bien
commun, au niveau des bénéfices de l’entreprise où ils travaillent et à celui
du revenu national. (70)
Nous estimons de Notre devoir
d’affirmer, une fois de plus, que la fixation du taux de salaire ne peut être
laissée à la libre concurrence ni à l’arbitraire des puissants, mais doit se
faire conformément à la justice et à l’équité. Les travailleurs doivent
recevoir un salaire suffisant pour mener une vie digne de l’homme et subvenir à
leurs charges de famille. Mais, dans la fixation d’un juste salaire, on doit
aussi considérer l’apport effectif de chacun à la production, la situation
financière de l’entreprise où il travaille, les exigences qu’impose le bien du
pays, en particulier celles du plein emploi ; ce que requiert, enfin, le
bien commun de toutes les nations, c’est-à-dire des communautés
internationales, rassemblant des États de nature et d’étendue diverses. (71)
« L’économie
nationale, elle aussi, observe à bon droit Notre Prédécesseur Pie XII, de même
qu’elle est le fruit de l’activité d’hommes qui travaillent unis dans la
communauté politique, ne tend pas non plus à autre chose qu’à assurer sans
interruption les conditions matérielles dans lesquelles pourra se développer
pleinement la vie individuelle des citoyens. Là où ceci sera obtenu, et obtenu
de façon durable, un peuple sera, à parler exactement, riche, parce que le
bien-être général, et par conséquent le droit personnel de tous à l’usage des
biens terrestres, se trouvera ainsi réalisé conformément au plan voulu par le
Créateur. » La prospérité d’un peuple doit donc se mesurer moins à la
somme totale des biens et richesses qu’à leur juste répartition, celle qui
permet la promotion et l’épanouissement de tous les citoyens ; car l’économie
tout entière n’a pas d’autre fin ni d’autre raison d’être. Le progrès social
doit accompagner et rejoindre le développement économique, de telle sorte que
toutes les catégories sociales aient leur part des produits accrus, Il faut
donc veiller avec attention, et s'employer efficacement, à ce que les
déséquilibres économiques et sociaux n'augmentent pas, mais s'atténuent dans la
mesure du possible. (74)
Responsabilité des entreprises
C’est pourquoi, si les structures et
le fonctionnement d’un système économique sont de nature à compromettre la
dignité humaine de ceux qui s’y emploient, à émousser en eux le sens des
responsabilités, à leur enlever toute initiative personnelle, Nous jugeons ce
système injuste, même si les richesses produites atteignent un niveau élevé et
sont réparties selon les lois de la justice et de l’équité. (83)
« La petite et moyenne
propriété agricole, artisanale et professionnelle, commerciale, industrielle,
doit être garantie et favorisée ; les unions coopératives devront lui
assurer les avantages de la grande exploitation. Et là où la grande
exploitation continue de se montrer plus heureusement productive, elle doit
offrir la possibilité de tempérer le contrat de travail par un contrat de
société. » (84)
Pour ces raisons, Nous
invitons paternellement Nos très chers fils, les artisans et coopérateurs, dans
le monde entier, à prendre conscience de leur noble rôle, car ils contribuent à
éveiller parmi leurs concitoyens le sens des responsabilités et l’esprit de
collaboration, non moins qu’à maintenir vivant le goût du travail original et
de qualité. (90)
Mais ce n’est pas à
chaque organe de production qu’il appartient de prendre les décisions qui
influent sur l’état général de l’économie ; c’est l’affaire des pouvoirs
publics et des institutions responsables des divers secteurs de la vie
économique au plan national ou international. Il est donc opportun et même
nécessaire qu’auprès des pouvoirs publics et de ces institutions, à côté des
entrepreneurs ou de leurs représentants, place soit faite aux travailleurs ou à
ceux qui représentent leurs droits, leurs besoins et leurs aspirations. (99)
Aujourd’hui, plus que
jamais, on doit proclamer que s’impose une plus large diffusion de la
propriété, puisque, Nous l’avons dit, les pays se font plus nombreux où
l’économie est en croissance continue. Aussi, en recourant avec prudence aux
méthodes qui ont prouvé leur efficacité, ne sera-t-il pas difficile de
promouvoir une politique économique et sociale qui facilite une accession aussi
large que possible à la propriété de biens tels que des biens durables, une
maison, une terre, l’équipement nécessaire à un atelier artisanal ou à
l’exploitation d’une ferme familiale, des actions d’entreprises grandes ou
moyennes, comme l’ont fait avec succès certains pays plus avancés dans le
domaine économique et social. (115)
Ce qui vient d’être
exposé n’exclut évidemment pas que l’État et les établissements de droit public
puissent, eux aussi, posséder des biens de production, spécialement lorsqu’il
s’agit de biens qui « en viennent à conférer une puissance économique
telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les
mains de personnes privées »(116)
Bien que, de nos
jours, le rôle de l’État et des institutions publiques devienne sans cesse plus
étendu, on ne saurait en conclure, comme le voudraient certains, que la
fonction sociale de la propriété privée soit périmée ; car elle s’enracine
dans la notion même du droit de propriété. De plus, il existe en tout temps des
situations douloureuses, de profondes misères cachées, que l’intervention de
l’État ne connaît pas et qu’il ne peut en rien soulager. Un vaste domaine reste
donc toujours ouvert à la générosité humaine et à la charité chrétienne. Enfin,
pour la satisfaction des besoins spirituels, de toute évidence l’action des
particuliers et des groupements privés est préférable à celle des pouvoirs
publics. (120)
Conclusion
De cette première
partie, il ressort que la pensée sociale de l’Église s’oppose à toute forme de
domination politique, économique et sociale sur les impératifs du bien commun.
En ce sens elle s’oppose à tout impérialisme qui ramène le droit des personnes
à ses propres intérêts. Elle s’oppose à tout monopole qui ne s’inscrit pas dans
le cadre des exigences du bien commun des peuples et qui rendent impossible
toute concurrence véritable. Elle s’oppose à toute dictature qui s’asservit les
peuples et qui rampe devant l’empire.
« Aussi,
observe justement le Souverain Pontife, « à la liberté du marché a succédé
une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition
effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure,
implacable, cruelle » ; d’où
résultent l’asservissement
des pouvoirs publics aux intérêts des puissants et la dictature internationale
de l’argent. (36)
De quoi faire penser à certains de nos évêques et cardinaux
de l’Amérique latine qui préfèrent la compagnie des grands et des puissants à celle
des pauvres et des humbles.
Les droits et libertés
de posséder les biens essentiels à toute subsistance honorable s’étendent non
seulement à un groupe de privilégiés, mais à toutes les personnes humaines. Le
droit des uns a pour frontière le droit des autres.
Le rôle de l’État est
d’assurer ce bien commun et de soutenir tous les intervenants pour qu’ils
oeuvrent également à ce bien commun. L’État n’est pas là pour éliminer les initiatives privées,
mais pour en marquer les limites à ne pas franchir en fonction du bien commun. L’État
autant que nécessaire et le Privé autant que possible.
A suivre avec l’Encyclique
Pacem in Terris.
Oscar Fortin
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